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Apprentissage Autonome

Les enfants apprennent tout seuls à lire (par Dr. Peter Gray)

23 Mars 2016, 10:36am

Publié par Mathieu Christol

Le témoignage d’enfants non-scolarisés sur les façons qu’ont les enfants d’apprendre à lire

Avant-propos

Ce qui suit est un article de Dr. Peter Gray, publié sur Psychology Today (l’article original est disponible ici) le 24 février 2010.

Dr. Peter Gray est professeur et chercheur à Boston College. Il est l’auteur de Free to Learn: Why Unleashing the Instinct to Play Will Make Our Children Happier, More Self-Reliant, and Better Students for Life, (Basic Books, 2013), et de Psychology (Worth Publishers, un manuel d’université dans sa septième édition). Il a conduit et publié des études en psychologie comparative, évolutionnaire, développementale et éducative. Il est diplômé de l’Université de Columbia et a obtenu son doctorat en biologie à la Rockefeller University. Son travail actuel se concentre principalement sur les moyens d’apprentissage naturels des enfants et la valeur à long terme du jeu.
Je tiens à remercier le Dr. Gray pour son aimable autorisation de publier ma traduction de son article sur ce blog.

L’article

Selon le consensus général de notre culture, on doit enseigner aux enfants la lecture. De vastes quantités de recherche sont dédiées à investiguer quelles sont scientifiquement les meilleures manières de le faire. Dans les collections des sections « éducation » de n’importe quelle bibliothèque universitaire majeure, vous trouverez des rayons et des rayons de livres et de revues dévoués exclusivement au sujet de l’enseignement de la lecture. Dans les cercles éducatifs, des débats animés – baptisés en Anglais « the reading wars » (« la guerre de la lecture ») – font rage depuis des décennies entre ceux qui croient qu’on devrait plus mettre l’emphase sur l’enseignement des syllabes et les adeptes de la « méthode globale » (NdT : « whole language » dans le texte original). De nombreuses expériences contrôlées ont été réalisées afin de comparer une méthode d’instruction à une autre, avec pour cobayes des élèves de la maternelle et de première primaire. Les « syllabiques » disent que leur méthode a « gagné » lors de ces expériences, tandis que les « globaux » disent que les expériences étaient truquées.

Le témoignage des écoles standard est que la lecture ne vient pas facilement aux enfants. Des quantités colossales de temps et d’effort sont dépensées dans l’enseignement de la lecture, de l’école maternelle à la majeure partie de l’école primaire. En outre, les éducateurs encouragent les parents de jeunes enfants à leur enseigner la lecture à la maison afin de les préparer à l’instruction de la lecture à l’école, ou de supplémenter cette instruction. De larges industries se sont développées autour de la création et du marketing de matériel pédagogique à ces fins. On voit arriver à l’infini les programmes informatiques interactifs, les vidéos, et les livres spécialement conçus – « scientifiquement », d’après leurs défenseurs – pour enseigner les syllabes et fournir une base évolutive de mots reconnus à vue aux lecteurs débutants.

J’ai récemment lu un article de deux scientifiques des sciences de la cognition qui affirmaient que le prochain développement dans l’instruction de la lecture allait être l’instruction individualisée [1]. D’après les auteurs, les méthodes modernes d’imagerie cérébrale seront utilisées pour découvrir le style d’apprentissage unique de chaque enfant, et les programmes digitaux de livraison de texte seront utilisés pour enseigner la lecture à chaque enfant selon ses besoins et modes d’apprentissage uniques. Les auteurs et leurs collègues travaillent en effet au développement de tels systèmes. À moi, cela paraît idiot. Les besoins uniques de chaque enfants, comme ils affectent l’apprentissage de la lecture, ne sont pas juste des fonctions de différences dans la mécanique cérébrale, mais ils varient de jour en jour et de moment en moment selon les expériences spécifiques de l’enfant, et ses souhaits et caprices, que seul, l’enfant lui-même contrôle. Je commencerai à croire les affirmations de ces chercheurs quand je verrai des preuves que l’imagerie cérébrale peut être utilisée pour prédire, à l’avance, le contenu des rêvasseries.

En contraste frappant avec toute cette frénésie autour de l’enseignement de la lecture, il y a l’opinion de personnes impliquées dans le mouvement « unschooling » (non-scolarisation) et le mouvement des écoles « non-écoles » Sudbury (NdT : dans lequel s’inscrit le projet de l’École Autonome), qui affirment que la lecture n’a pas besoin d’être enseignée du tout ! Tant que les enfants grandiront dans une société lettrée, entourés de gens qui lisent, ils apprendront à lire. Ils poseront peut-être quelques questions et ils recevront peut-être quelques indications d’autres personnes, qui savent déjà lire, mais dans tout cela il prendront eux-même l’initiative et ils orchestreront tout le processus eux-mêmes. C’est de l’apprentissage individualisé, mais ça ne nécessite pas d’imagerie cérébrale ou de scientifiques des sciences cognitives, et ça demande peu d’efforts de la part de qui que ce soit d’autre que l’enfant qui apprend. Chaque enfant sait exactement quel son propre style d’apprentissage, ce pour quoi il est prêt, et il apprendra à lire de sa propre manière unique, selon son programme unique.

Il y a vingt-et-un ans, deux de mes étudiants a étudié comment les étudiants apprennent à lire à l’École Sudbury Valley, où les étudiants sont libres toute la journée de faire ce qu’ils veulent (voir mon essai sur Sudbury Valley) [2]. Ils ont identifié seize étudiants qui avaient appris à lire depuis leur inscription à l’école et n’avaient reçu aucune instruction systématique de la lecture, et ils ont interviewé les étudiants, leurs parents, et le staff de l’école pour tenter de déterminer comment, pourquoi, et comment chacun d’entre eux avait appris à lire. Ce qu’ils ont découvert défiait toute tentative de généralisation. Les étudiants avaient entamé leur première réelle lecture à une remarquable variété d’âges – de 4 à 14 ans. Certains étudiants ont appris très rapidement, passant d’un apparent illettrisme complet à une capacité de lecture fluide et aisée en quelques semaines ; d’autres ont appris beaucoup plus lentement. Quelques uns ont appris de manière consciente, en travaillant systématiquement aux syllabes et en demandant de l’aide au fur et à mesure. D’autres ont « juste appris »… Un jour ils ont réalisé qu’ils savaient lire, mais ils n’avaient aucune idée comment ils avaient appris. Il n’y avait pas de corrélation systématique entre l’âge auquel les étudiants avaient appris à lire et leur implication dans la lecture au moment de l’interview. Certains des lecteurs les plus voraces avaient appris tôt et d’autres, tard.

Mon fils, qui est membre du staff de Sudbury Valley, m’a fait savoir que cette étude est maintenant dépassée. Son impression est que la plupart des étudiants de Sudbury Valley aujourd’hui apprennent à lire plus tôt, et avec encore moins d’effort conscient qu’avant, parce qu’ils sont immergés dans une culture dans laquelle les gens communiquent régulièrement par écrit – dans des jeux vidéos, par e-mail, Facebook, SMS, etc. L’écrit n’est pas pour eux essentiellement différent de l’oral, dont la machinerie biologique que tout humain utilise pour acquérir le langage oral est plus ou moins automatiquement employé dans leur apprentissage de la lecture et de l’écriture (ou de la dactylographie). J’adorerais étudier cela d’une manière ou d’une autre, mais n’ai pas encore trouvé de manière de le faire sans être intrusif.

Il y a plusieurs semaines (voir le billet du 6 janvier 2010), j’ai invité les lecteurs de ce blog qui sont impliqués dans l' »unschooling » ou une scolarité dans le modèle Sudbury de m’envoyer leurs histoires d’apprentissage de la lecture sans instruction formelle. Dix-huit personnes – la plupart d’entre elles étaient des parents d' »unschoolers » – ont gentiment partagé leurs histoires avec moi. Chaque histoire est unique. Comme mes étudiants l’avaient découvert lors de leur étude à Sudbury Valley, il ne semble pas y avoir de tendance particulière dans la façon qu’ont les enfants non-scolarisés d’apprendre à lire.

En listant et organisant les propos principaux de chaque histoire, j’ai toutefois pu en extraire ce qui me semble former sept principes qui peuvent générer une certaine compréhension générale du processus d’apprentissage de la lecture sans école. J’ai choisi d’organiser le reste de cet essai autour de ces principes et d’illustrer chacun d’entre eux avec des citations des histoires qu’on m’a envoyées. Certaines des personnes qui m’ont envoyé des histoires m’ont demandé de n’utiliser que leur prénom et pas les noms de leurs enfants, dont j’utiliserai cette convention à travers tout le texte.

Sept principes de l’apprentissage de la lecture sans école

1. Pour les enfants non-scolarisés, il n’y a pas de période critique ou de meilleur âge pour apprendre à lire.

Pour les enfants dans des écoles standard, il est très important d’apprendre à lire à temps, selon le programme dicté par l’école. Si on prend du retard, on est incapable de suivre le reste du programme et on sera peut-être taxé de « raté », ou forcé à doubler une année, ou affublé d’un quelconque handicap mental. Dans les écoles standards, apprendre à lire est la clé pour tous les autres apprentissages. D’abord on « apprend à lire » puis on « lit pour apprendre ». Sans savoir lire, on ne peut pas apprendre grand chose du reste du programme, puisqu’une si grande partie de celui-ci est présentée par écrit. Il est même prouvé qu’une incapacité à apprendre à temps prédit une tendance future à la transgression dans les écoles standard. Une étude longitudinale, menée en Finlande, a révélé qu’une mauvaise lecture à la maternelle (NdT : « preschool and kindergarten » dans le texte original) prédisait une mauvaise lecture plus tard à l’école primaire, et des « comportements d’externalisation problématiques » futurs [3].

Mais l’histoire est totalement différente pour les enfants non-scolarisés. Ils peuvent apprendre à lire à n’importe quel moment, sans conséquence négative apparente. Les histoires que m’ont envoyé les lecteurs de ce blog incluent 21 cas séparés d’enfants apprenant à lire pour lesquels l’âge de première réelle lecture (lecture et compréhension de nouveau fragments de texte) était mentionné. Parmi eux, deux ont appris à 4 ans, sept ont appris à 5 ou 6 ans, six ont appris à 7 ou 8 ans, cinq ont appris à 9 ou 10 ans, et un a appris à 11 ans.

Même à l’intérieur de la même famille, des enfants différents apprenaient à lire à des âges plutôt différents. Diane écrit que sa fille aînée a appris à lire à l’âge de 5 ans et sa seconde fille à l’âge de 9 ans ; Lisa W. écrit que l’un de ses fils a appris à 4 ans et l’autre à 7 ans ; et Beatrice écrit qu’une de ses filles a appris avant l’âge de 5 ans et l’autre à 8 ans.

Aucun de ces enfants n’a de difficulté à lire aujourd’hui. Beatrice signale que sa fille qui n’a pas lu avant l’âge de 8 ans a aujourd’hui 14 ans et « lit des centaines de livres par ans », « a écrit un roman », et « a gagné de nombreux prix de poésie ». Apparemment, apprendre à lire tard n’est pas incompatible avec une capacité littéraire future extraordinaire! Cette fille a cependant montré d’autres signes de précocité littéraire bien avant d’apprendre à lire. D’après Beatrice, elle pouvait réciter de mémoire tous les poèmes du livre The Complete Mother Goose à seulement 15 mois. [Note : Voir l’excellent blog de Beatrice Ekwa Ekoko à http://radiofreeschool.blogspot.com].

Le message répété le plus souvent dans ces histoires d’apprentissage de la lecture est que, vu que les enfants n’ont pas été forcés ou persuadés d’apprendre à lire contre leur volonté, ils ont une attitude positive à la lecture et à l’apprentissage en général. Ceci est peut-être affirmé le plus clairement par Jenny, qui écrit au sujet de sa fille qui n’a pas bien lu avant l’âge de 11 ans (et a aujourd’hui 15 ans) : « Une des meilleures choses qui soient ressorties de l’avoir laissée lire à son propre rythme et de sa propre initiative était que c’était sa propre expérience, et comme c’était sa propre expérience, elle a réalisé que si elle pouvait faire ça, elle pouvait apprendre n’importe quoi. Nous ne lui avons jamais mis la pression pour apprendre quoi que ce soit, jamais, et grâce à ça, sa capacité à apprendre est demeurée intacte. Elle est brillante, curieuse et intéressée par le monde qui l’entoure. »

2. Les enfants motivés peuvent passer d’illettrisme apparent à lecture fluide et aisée très rapidement.

Dans certains cas, les enfants non-scolarisés progressent de la non-lecture à la lecture en ce qui paraît être un éclair pour les observateurs. Par exemple, Lisa W. écrit : « Notre deuxième enfant, qui est un visuel, n’a appris à lire qu’à 7 ans. Pendant des années, il arrivait à décrypter ce qu’il avait besoin de savoir à partir d’indices picturaux et s’il était bloqué, il demandait à son grand frère de lire pour lui. Je me souviens du jour où il a commencé à lire. Il avait demandé à son grand frère de lui lire quelque chose sur l’ordinateur et son frère a répondu : « J’ai autre chose à faire que de lire des choses pour toi toute la journée », et il est parti. En quelques jours [l’italique est de moi] il lisait déjà assez bien ».

Diane écrit : « Ma fille aînée ne savait pas lire quand elle a eu 5 ans en mars mais à la fin de cette année-là elle savait lire aisément, à voix haute, sans pause ou hésitation ». Et Kate écrit que son fils, à 9 ans, « a appris à lire tout seul » dans une période de seulement un mois. Dans cet intervalle de temps, il a volontairement travaillé sa lecture, tout seul, et progressé du statut de lecteur hésitant et mauvais à celui de lecteur fluide et aisé, bien au-delà de ce que l’école standard aurait considéré comme le « niveau de son année ».

De telles progressions par paliers dans la capacité évidente de lecture peuvent se produire au moins partiellement parce que des phases d’apprentissages précédentes plus discrètes ne sont pas remarquées par les observateurs et ne le sont peut-être même pas non plus par les apprenants. Karen attribue le déclenchement rapide de la lecture qu’elle a observé chez son fils à une soudaine prise de confiance. Elle écrit : « Au cours de l’été dernier, fils A [qui a aujourd’hui 7 ans] a cessé de cacher sa capacité [à lire] et a tout à coup commencé à lire des livres à chapitres. En un été! Aujourd’hui, six mois plus tard, il se sent suffisamment à l’aise par rapport à sa capacité de lecture que je le trouve souvent le matin en train de lire à voix haute à sa sœur. Il propose même souvent de lire à son père et moi. C’était inimaginable il y a un an quand il nous cachait son niveau de capacité à cause de sa gêne et de son manque de confiance en lui. Je suis si heureuse qu’on ne l’air pas poussé ! »

3. Tenter de pousser à lire peut se retourner contre soi.

Trois des personnes qui m’ont envoyé des histoires écrivent qu’elles ont à un certain moment tenté d’enseigner la lecture à leur enfant illettré et que cette tentative semble avoir eu des conséquences négatives. Voici ce qu’elles en disent.

Holli écrit que quand son fils avait « environ 3 ans et demi », elle a commencé à essayer de lui apprendre à lire. « Je pense que les « Bob books » (NdT : livres populaires aux États-Unis pour enseigner la lecture) sont absurdement répétitifs et ineptes, mais j’en ai trouvé qui étaient au moins modérément stimulants et je l’ai fait les travailler. (…) Il n’était vraiment pas encore prêt, je pense, pour de la vraie lecture, et qu’il l’ait été ou pas, il était irrité par le fait de devoir faire quelque chose qui n’était pas son idée, et donc il s’y opposait. (…) Assez vite, j’ai réalité que malgré le progrès qu’il faisait en capacité de lecture, je faisais plus de dégâts que de bien à mon fils, parce que je faisais en sorte qu’il déteste lire. J’ai immédiatement cessé l’instruction formelle de la lecture, et ai juste recommencé à lire pour lui quand il le voulait ». Holli note qu’à peu près deux ans plus tard, son fils a « entièrement subrepticement » commencé à regarder des livres de lui-même et finalement à lire, apparemment en cachant son intérêt et sa pratique afin de ne pas être poussé.

Beatrice écrit, au sujet de sa fille qui a appris à lire à l’âge de 8 ans : « Moi aussi je suis coupable d’avoir essayé de la ‘faire’ lire, quand elle a eu 6 ans, inquiète que j’étais que les enfants à l’école apprennent cette compétence et ne voulant pas qu’elle prenne du retard. Après quelques semaines d’insistance sur le fait de lire et de tenir un journal tandis que je dictais tout et elle copiait tout, elle m’a dit platement de la ‘laisser tranquille’, qu’elle ne prendrait pas part à ma combine et apprendrait à lire quand elle serait ‘tout à fait prête' ».

Et Kate, la maman d’une famille en « instruction en famille » au Royaume Uni, écrit au sujet de ses tentatives d’apprendre la lecture à son fils : « À l’âge de 9 ans, il s’opposait à tout Anglais et la lecture était devenue une bataille régulière. Il s’y opposait et trouvait ça ennuyeux et il était distrait, donc finalement j’ai surmonté ma propre obsession scolaire et j’ai essayé une nouvelle politique de lâcher prise. J’ai dit que je ne l’obligerais plus jamais à lire, et que je ne le suggèrerais même pas. (…) Au fil du mois suivant, il est calmement allé dans sa chambre (…) et a appris à lire tout seul. (…) J’avais passé quatre ans à lui apprendre les bases [alors que ça ne l’intéressait pas], mais je suis sûre maintenant qu’il aurait pu apprendre ça en quelques semaines ».

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4. Les enfants apprennent à lire quand la lecture devient, pour eux, un outil pour un ou des objectifs importants à leurs yeux.

Il y a une vieille blague, que je me souviens avoir entendue pour la première fois il y a plusieurs dizaines d’années, au sujet d’un enfant qui avait atteint l’âge de 5 ans sans avoir jamais prononcé un seul mot. Puis un jour, au déjeûner, il dit : « Cette soupe est froide ». Sa mère, pratiquement tombée à la renverse, dit : « Mon fils, tu sais parler ! Pourquoi n’as-tu jamais rien dit avant ? » – « Eh bien », dit le garçon, « jusque là la soupe avait toujours été chaude ».

Cette histoire est complètement apocryphe quand appliquée à l’apprentissage du langage, et c’est pour ça qu’on comprend que c’est une blague. Les enfants apprennent à parler, que ce soit vraiment nécessaire pour répondre à leurs besoins ou pas ; ils sont génétiquement programmés pour ça. Mais l’histoire, quelque peu modifiée, pourrait s’appliquer assez raisonnablement à l’apprentissage de la lecture. Les enfants semblent apprendre à lire d’eux-même quand ils voient une bonne raison de le faire. Beaucoup d’histoires qu’on m’a envoyées illustrent cette idée. En voici quelques exemples.

Amanda écrit, au sujet de sa fille qui est membre d’une école Sudbury : « Elle disait systématiquement aux gens qu’elle ne savait pas lire, jusqu’à ce qu’elle fasse des brownies en novembre dernier [à l’âge de 7 ans]. Elle a demandé à son père et à moi-même de lui faire ses brownies favoris, mais aucun de nous deux n’en avait envie. Un peu plus tard, elle est apparue dans la pièce et m’a demandé si je pouvais allumer le four pour elle et lui trouver une poêle de 9×11 (elle disait « 9 ikse 11″ au lieu de « 9 fois 11″). Je lui ai donné la poêle et j’ai allumé le four. Plus tard, elle est revenue et m’a demandé de mettre les brownies dans le four. Puis elle a dit : ‘Maman, je pense que je sais lire maintenant’. Elle m’a amené quelques livres qu’elle a alors lu à voix haute puis elle a sauté et dit ‘ça sent comme si ces brownies étaient prêt. Tu veux bien les sortir maintenant ?’ (…) Maintenant elle dit aux gens qu’elle sait lire et qu’elle a appris toute seule ».

Idzie, une bloggeuse de 19 ans jamais scolarisée mais magnifiquement éduquée, m’a envoyé un lien vers un essai, sur son blog,au sujet de ses propres souvenirs de son apprentissage de la lecture. Elle écrit, entre autres : « Quand j’avais environ 8 ou 9 ans, ma mère lisait le premier livre de Harry Potter à voix haute à ma sœur et moi. Mais bon, elle avait d’autres choses à faire que lire, et si elle lisait trop longtemps, sa voix s’enrouait. Donc, étant plutôt frustrée de la lenteur du processus, et voulant vraiment savoir ce qu’il allait se passer ensuite, j’ai pris le livre et j’ai commencé à le lire ».

Marie, maman dans une famille non-scolarisée, écrit à propos de son fils qui a maintenant 7 ans : « [Il] a trouvé sa motivation pour devenir un meilleur lecteur en jouant dans un théâtre local. Monter des ‘spectacles’ l’a toujours passionné, mais maintenant il est assez grand pour avoir une réelle expérience de la comédie. Il voit que lire est une part intégrale de cette activité qu’il aime et ça lui a donné une bonne raison de grandir et de se développer en tant que lecteur. Il a récemment obtenu un rôle dans Songe d’une Nuit d’Été et a dû lire et mémoriser Shakespeare. Ça n’a nécessité absolument aucune instruction de la part d’un ‘professeur' ».

Jenny écrit que sa fille, qui n’a commencé à lire des livres qu’à l’âge de 11 ans, était capable de satisfaire son amour pour les histoires en se les faisant lire, en regardant des films, et en trouvant des CD’s et des livres sur cassette à la librairie. Elle s’est finalement mise à lire parce qu’il n’y avait aucune autre manière de satisfaire son intérêt pour des jeux vidéo comme ToonTown, et les livres mangas, qui nécessitent une lecture que personne ne voulait/pouvait faire pour elle.

5. La lecture, comme beaucoup d’autres compétences, s’apprend socialement à travers une participation partagée.

Les observations à l’École Sudbury Valley School et à d’autres écoles Sudbury suggèrent que beaucoup d’enfants y apprennent à lire à travers des jeux entre enfants d’âges différents. Les non-lecteurs et les lecteurs jouent à des jeux ensemble, dont des jeux informatiques, avec des mots écrits. Pour pouvoir continuer à jouer, les lecteurs lisent les mots et les non-lecteurs les mémorisent.

Vincent Lopez, membre du staff de l’École Diablo Valley, une école Sudbury, m’a envoyé cet exemple très mignon d’un apprentissage par mélange d’âges : « Dans l’atelier d’art, ils fabriquent des panneaux pour imiter une émission télévisée qui venait de commencer. C’est à mon opinion une émission de rencontre idiote, peu éthique, médiatisée, et à la mentalité ‘chacun pour soi’ ; je l’ai déjà dit auparavant. De leur propre manière, ils préparent le futur à venir. (…) Mais je m’éloigne du sujet. Ce qui est beau dans cette histoire, c’est que l’enfant de 5 ans essaye de lire le panneau avec l’aide de ses pairs d’âges variés. (…) Les étudiants apprennent parce qu’ils veulent comprendre les blagues, être plus sophistiqués, comme leurs pairs autour d’eux ».

Presque toutes les histoires d’enfants non-scolarisés incluent des exemples de participation partagée à la lecture. Une de mes préférées est présentée par Diane qui note que sa fille, qui a appris à lire à 5 ans, s’est intéressée à la lecture à cause des moments réguliers de lecture familiale de la Bible. Avant même d’être capable de lire, elle insistait pour avoir son tour de lecture de la Bible, « et elle inventait juste des mots quand c’était son tour! ».

D’autres écrivent au sujet de moments collectifs de jeux impliquant des mots, ou de moments de visionnage collectif de la télévision, pendant lesquels le guide sur écran et les sous-titres étaient lus à voix haute pour les non-lecteurs. Avec le temps, les non-lecteurs avaient besoin de moins d’aide ; ils commençaient à reconnaître et à lire de plus en plus de mots par eux-même. Les exemples mentionnés de participation collective le plus souvent mentionnés sont ceux de parents, ou parfois de frères et sœurs, lisant des histoires aux non-lecteurs, souvent dans le cadre de rituels du coucher. Les non-lecteurs regardent les mots et les images, et parfois ils lisent certains mots; ou ils mémorisent des livres qui leur ont été lus à maintes reprises, et puis plus tard ils prétendent lire les livres alors qu’ils s’attellent en réalité à quelques mots. Graduellement, la lecture prétendue devient de la lecture réelle.

Dans des essais précédents, j’ai fait référence au grand psychologue du développement Lev Vygotsky, dont l’idée principale était que les enfants développent de nouvelles compétences d’abord socialement, à travers la participation collective avec d’autres personnes plus compétentes, et que plus tard ils commencent à utiliser ces nouvelles compétences en privé, pour leurs propres besoins. Ce principe général semble certainement être valable dans le cas de la lecture.

6. Certains enfants s’intéressent à l’écriture avant la lecture, et ils apprennent à lire en même temps qu’ils apprennent à écrire.

Au moins sept personnes parmi celles qui m’ont envoyé des histoires disent que leur enfant était intéressé par l’écriture, ou la dactylographie, soit avant ou en même temps que leur intérêt initial pour la lecture. En voici quatre exemples.

Marie écrit, au sujet de son fils qui a maintenant 7 ans : « C’est un artiste, il passe des heures à dessiner, particulièrement des histoires et des inventions. Et donc naturellement il a voulu faire « parler » ses images avec des sous-titres, des titres, des instructions, et des citations. (…) Il y avait beaucoup de ‘MAMAN ? Comment on écrit Superchien veut aller à la maison ?’. J’épelais alors la phrase et cinq minutes plus tard : ‘MAMAN ? Comment on écrit Superchien voit sa maison ?' ». Ce garçon a appris à lire, au moins partiellement, en lisant les phrases qu’il avait lui-même écrites.

Beatrice raconte une histoire similaire au sujet de sa fille cadette, qui a appris à lire avant l’âge de 5 ans. « Elle a appris à lire grâce à son désir de s’exprimer à travers l’écriture. Dès le moment où elle a été capable de tenir un crayon, que ce soit pour écrire un poème, une chanson, ou pour concevoir une publicité, il fallait que je lui épèle des mots : ‘Comment on écrit castor, comment on écrit suggérer ?' ».

Lisa R. écrit au sujet de son fils, qui est actuellement au milieu de son apprentissage de la lecture : « Sa capacité à lire est liée à ses efforts pour écrire. (…) Il a écrit de courtes notes et des titres d’histoires en utilisant sa propre orthographe phonétique. Parfois, il demande comment on écrit un mot, pour une note ou un livre. À force de répéter, il se souvient maintenant de certains de ces mots. »

Lisa W. écrit : « Notre fils aîné a appris à lire quand il avait 4 ans. C’était un effet secondaire de ses essais pour trouver des jeux gratuits en ligne sur l’ordinateur. Il ouvrait le navigateur et me demandait de dicter jeux, puis en ligne, puis gratuits. Tout à coup, il savait lire. »

7. Il n’y a pas de « chemin » prévisible selon lequel les enfants apprennent à lire.

Au cas où vous finiriez la lecture de cet essai avec la croyance que moi et les gens qui ont envoyé ces histoires vous ayons appris quoi que ce soit d’utile pour « enseigner » la lecture à votre enfant, ou l’y « aider », je vous assure que ce n’est pas le cas. Chaque enfant est unique. Votre enfant doit vous dire comment vous pouvez l’aider, ou ne pas l’aider. Ni moi, ni le moindre soi-disant expert de la lecture n’en avons la moindre idée. Mon seul conseil est : ne poussez pas ; écoutez votre enfant ; répondez de manière appropriée aux questions de votre enfant, mais n’exagérez pas en disant à votre enfant plus qu’il ou elle veut savoir. Si vous exagérez, votre enfant apprendra à arrêter de vous poser des questions.

Pas mal de gens qui m’ont écrit ont exprimé leur surprise par rapport au déroulement de l’apprentissage de la lecture par leur enfant. Certains ont appris à lire des mots très exotiques, qui n’apparaissent jamais dans les manuels, bien avant d’apprendre des mots plus simples. D’autres, comme je l’ai déjà dit, ont appris à écrire avant d’apprendre à lire. Certains semblaient apprendre rapidement et puis ont juste arrêté pendant quelques années avant de recommencer leur progression. En tant qu’adultes, nous pouvons prendre du plaisir à observer tout ça, tant que nous nous rappelons qu’il n’en ressort pas de notre responsabilité de le changer. Nous sommes juste des observateurs et parfois nous sommes les outils que nos enfants utilisent pour atteindre les objectifs qu’ils se sont eux-même fixés.

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Je suis très reconnaissant envers les gens qui ont pris le temps d’écrire leurs histoires si attentivement et de me les envoyer. J’espère que beaucoup d’entre vous qui venez de lire cet essai apporterez votre contribution avec vos propres histoires, dans la section de commentaires ci-dessous. Il est plus que temps que nous créions un réel témoignage des nombreuses façons qu’ont les enfants non-scolarisés d’apprendre à lire, un témoignage pour contraster avec tous ces rayons de livres sur l’enseignement de la lecture qui existent dans la section éducation de chaque bibliothèque universitaire.

Enfin, je ne peux pas résister à la tentation de finir avec une petite histoire au sujet de l’apprentissage de la lecture par mon fils. Il a appris à lire très jeune, et une des premières indications de sa capacité à lire s’est produite quand il avait environ trois ans et demi et que nous étions en train de regarder un monument de la Guerre Civile sur une place publique quelque part en Nouvelle Angleterre. Il a regardé les mots, puis il m’a dit : « Pourquoi est-ce que des gens se sont battus et sont morts pour sauver un oignon ? » (NdT : onion ≈ union en Anglais, désolé de devoir gâcher la blague en l’expliquant…)

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Peter Gray

Traduction d’Antoine Guenet

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